«Bienvenue en Gitanie !» La phrase est lancée comme une joyeuse boutade, un pied de nez aux préjugés. Benjamin Barou-Crossman, 35 ans, comédien et metteur en scène, évolue ici comme chez lui. Ici, c’est au cœur d’Agde (Hérault) : vieilles maisons biscornues, courettes envahies d’herbes folles, volets en bois brinquebalants… même les antiques ruelles semblent figées dans le passé : un passage entre les murs de pierre est si étroit qu’on ne peut s’y croiser à pied.
Les amateurs de pittoresque raffolent de ce décor médiéval. Mais pour ceux qui vivent là, le quotidien s’avère moins romantique. Surtout pour les Gitans, sédentarisés depuis plusieurs générations. Combien sont-ils à habiter ici ? «1 500», estime l’un d’eux. Or ce quartier prioritaire compte environ 3 200 personnes. La moitié d’entre elles vit sous le seuil de pauvreté, les trois quarts n’ont aucun diplôme ; seulement 40 % des habitants en âge de travailler ont un emploi.
Benjamin Crossman de la compagnie TBNTB à Agde pour animer un atelier de création.  Les personnes de cet atelier de création théâtrale sont principalement issue de la communauté gitane  le 22 novembre 2019 Agde (Herault).Répétition dans une salle municipale d’Agde, le 22 novembre. Photo David Richard. Transit pour Libération
Ce quartier est devenu le QG de Benjamin Barou-Crossman, qui a un objectif : faire monter des locaux sur les planches et leur offrir une part de rêve. Ce projet a pris la forme d’une comédie musicale, baptisée Body Agde. La première représentation, organisée pour les résidents de ce cœur de ville et les partenaires institutionnels (1), s’est tenue le 17 décembre. D’autres sont prévues les mois prochains. «Des Gitans qui vont au théâtre, c’est du jamais-vu. Des Gitans qui montent sur les planches aussi ! Ce projet culturel est unique en France», s’amuse Benjamin Barou-Crossman, qui vit entre Paris et Montpellier. «Personnellement, le monde gitan et sa spontanéité, son oralité, son émotion me touchent beaucoup. En 2017, avec ma compagnie TBNTB [To Be Or Not to Be, ndlr], j’ai monté l’Ame gitane, un spectacle qui a été présenté à Paris. C’est là que le directeur de la cohésion sociale d’Agde m’a proposé ce projet. Pour moi, l’aventure en compagnie des Gitans se poursuit donc ici.»

«C’est pour les Pailloux !»

Dans la salle municipale, la répétition de la comédie musicale débute dans un joyeux bazar. Des portables sonnent. Ça discute sec de tous côtés. L’un a oublié son texte. L’autre est en retard. Un troisième est introuvable. Benjamin Barou-Crossman tente de concentrer sa petite troupe. «Travailler avec les Gitans, c’est une organisation de fou, reconnaît-il. Certains ne sont pas à l’heure ou ne viennent pas, ou arrivent en pleine répétition, il faut que je les appelle le matin même pour leur rappeler nos rendez-vous…» Autour de lui, quelques intéressés rigolent : «Pour nous, il n’y a que le jour présent qui existe…»
Ils sont pourtant bien là : Nathalie, la grande brune élancée qui aime virevolter. «Babé», le guitariste, qui s’appelle en fait Frédéric mais qu’on surnomme aussi «Adamo». Rose, qui dissimule sa silhouette sous un grand pull. Yamina, qui se présente comme maghrébine, confie que ses parents «ne sont pas au courant» qu’elle vient répéter ici. La troupe compte aussi quelques boxeurs, comme Christophe, autrefois champion d’Europe catégorie poids mouche. «Moi je viens à l’improviste et j’improvise ! claironne-t-il. Faut que ça sorte naturellement !» Des jeunes ont eux aussi été séduits par le projet. Parmi eux, Kivel et son pote Julian, 14 ans. Il raconte : «J’en ai parlé à d’autres gars mais ils m’ont dit : "Le théâtre, c’est pour les Pailloux, les Français, quoi ! On préfère jouer à la Play." Je leur ai répondu qu’ils n’avaient même pas essayé.» Il y a aussi Michel. Lui n’habite pas le quartier mais a été séduit par ce projet qui «mélange tous les âges et toutes les origines». Assise près de lui, Malika renchérit : «Moi, je n’ai rien fait à part élever mes enfants. Ici, j’ai appris beaucoup de choses et rencontré des talents. C’est une aubaine pour nous.»
Benjamin Crossman de la compagnie TBNTB à Agde pour animer un atelier de création.  Les personnes de cet atelier de création théâtrale sont principalement issue de la communauté gitane  le 22 novembre 2019 Agde (Herault).Répétition à Agde, le 22 novembre. Photo David Richard. Transit pour Libération
La trame du spectacle est simple : la pièce se déroule telle une audition, où chaque comédien doit effectuer une petite prestation devant Benjamin Barou-Crossman, qui interprète son propre rôle, celui du metteur en scène. Chant, danse, musique, humour, chacun explore et expose ses talents. Et cette répétition laisse entrevoir les moments de grâce, nés à la fois de l’improvisation et du mariage des cultures. Comme lorsque Michel chante Brel a cappella : «Oh mon amour, mon tendre, mon merveilleux amour…» Face à lui, Babé, le guitariste, ne connaît pas cette chanson. Il tâtonne quelques instants avant de saisir au vol la mélodie. Puis, en deux temps trois mouvements, l’habille de flamenco. Michel et Babé poursuivent alors, yeux dans les yeux, heureux. Le Paillou et le Gitan font frissonner la petite assemblée. Les uns et les autres sont touchés ou amusés, ensemble en tout cas.

«Les plus marginalisés»

C’était justement ça, l’idée, explique Benjamin Barou-Crossman : «Ce projet articulé autour du théâtre a permis de former gratuitement une cinquantaine d’amateurs, dont une trentaine de Gitans. Nous souhaitions nous adresser aux classes populaires qui vivent ici, notamment aux Gitans, qui sont les plus marginalisés.» Soutenu par une demi-douzaine d’acteurs publics, ce projet initié en 2018 doit s’étaler sur trois ans. «L’an dernier, grâce à un partenariat avec l’université de Montpellier, des étudiants en master arts de la scène et du spectacle vivant ont passé quinze jours à Agde, poursuit Benjamin Barou-Crossman. Gitans, non-Gitans, étudiants, tous ont travaillé ensemble et échangé autour du théâtre alors qu’habituellement, ces mondes ne se croisent jamais.»
Pour réussir cette entreprise sur le fil, le metteur en scène s’est appuyé sur une figure locale : Thierry Patrac, 54 ans, animateur et «référent», comme disent les Gitans. Un référent, c’est un homme qu’on connaît, qu’on reconnaît et qu’on écoute. Difficile en effet de ne pas l’entendre : sa voix tonitruante résonne dans la salle de répétition, ses gestes larges occupent l’espace. Il est partout, conseille, coache, encourage («Vas-y», dit-il en poussant un jeune face à la petite assemblée, «amuse-toi mon fils !»). Et lorsque le metteur en scène demande doucement à cet adolescent «Pendant que tu chantes, tu peux lever le regard, qu’on puisse un peu entrer dans ton âme ?», Thierry Patrac traduit, en s’adressant à l’ado de sa voix de ténor catalan : «Tu fais pareil, mais en mieux !» Puis, se tournant vers Benjamin Barou-Crossman : «On comprend rien, tu parles paillou !»
Même quand il ne joue pas, Thierry Patrac est une pièce de théâtre permanente à lui tout seul. Mais sa tchatche, il l’a mise au service des membres de «la communauté». Ce qu’il veut, c’est les encourager à étudier, à progresser et à fréquenter les cours de Benjamin Barou-Crossman, tout en admettant que «les Gitans ne vont pas au théâtre, parce que ce n’est pas [leur] monde». Pourtant, les résultats sont là. Même Christophe, le boxeur, est assidu aux répétitions : «Si on n’était pas venu nous chercher, on ne l’aurait pas fait… C’est plaisant quand on vient nous chercher.»

Loyer symbolique

Benjamin Crossman de la compagnie TBNTB à Agde pour animer un atelier de création.  Les personnes de cet atelier de création théâtrale sont principalement issue de la communauté gitane  le 22 novembre 2019 Agde (Herault).Répétition à Agde, le 22 novembre. Photo David Richard. Transit pour Libération
Fréquenter la salle de boxe, voilà l’un des principaux passe-temps des jeunes qui habitent le cœur d’Agde. Ici, seulement un quart des 16-24 ans est scolarisé. Pour eux, les autres lieux de rencontre ne sont pas légion : la place, les bars, l’épicerie de Samuel… «Ce quartier, les Gitans en parlent comme d’une ville zombie», dit Benjamin Barou-Crossman. L’Insee évoque une «poche de pauvreté». Car à bien y regarder, les lieux sont moins pittoresques que dévastés. Des panneaux «à vendre» ou «bail à céder» s’agrippent aux rideaux de fer baissés et aux fenêtres d’immeubles décrépits. Même dans la jolie «rue de l’amour», les commerçants semblent avoir tous déserté… Pas de doute, les Pailloux se sont fait la malle, direction un autre quartier de la ville : le cap d’Agde.
Face au centre-ville délabré, le contraste avec le cap est en effet saisissant : à lui les boîtes de nuit, les plages naturistes, les clubs échangistes, le Luna Park, le palais des congrès, le golf, le tennis, l’Aqualand, le casino, l’aquarium… Rien de tel en «Gitanie», où l’on aperçoit une résidence pour personnes âgées, un poste de police, la Sécu et le centre social… mais aussi, et c’est plus surprenant, une flopée d’ateliers d’art.
Car pour réanimer ce cœur de ville à bout de souffle, la communauté d’agglomération Hérault Méditerranée (présidée par le maire LR d’Agde, Gilles d’Ettore) a misé sur le tourisme culturel : des peintres, des bijoutiers ou des sculpteurs sur bois ont pu s’installer ici, dans un local rénové, en échange d’un loyer symbolique. Devenue «ville et métiers d’art» (un label attribué par une association créée par des élus locaux), Agde peut-il espérer sortir son centre de l’ornière ? Le pari semble loin d’être gagné. A 15 km de là, la commune de Pézenas a elle aussi misé sur les métiers d’art. Or selon l’Insee, c’est dans la zone d’emploi Agde-Pézenas que sévit le plus haut taux de chômage de métropole (environ 16 %). Cette prouesse ne fait sourire personne ici. Sauf peut-être en «Gitanie», où l’on a appris depuis longtemps à relativiser tout ce qui semble, aux yeux des autres, si important.
(1) Le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), la Direction régionale des affaires culturelles (Drac), le conseil régional, la CAF, la ville d’Agde et la communauté d’agglomération Hérault Méditerranée.
Sarah Finger Par Sarah Finger Envoyée spéciale à Agde Photos David Richard. Transit